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Experts et expertises dans les mandats de la Société des Nations : figures, champs et outils À propos du colloque INALCO/Lyon 3/Ifpo

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De l’ère coloniale à celle des politiques publiques internationales dans les Suds, l’expertise a joué un rôle croissant dans l’ordre international au vingtième siècle. Notion paradoxale, réputée instrumentale en vue de l’information et de l’amélioration de l’action publique, elle englobe tout un champ de modalités opposées du savoir et de son énonciation. L’expertise se situe entre le savoir d’expérience et le savoir nomothétique abstrait, la recherche et l’autorité, elle est intéressante à étudier dans le cadre du premier système d’organisations internationales et de la crise concomitante des empires coloniaux. Le système mandataire, conçu initialement comme un cadre de mise en œuvre d’une colonisation scientifique, lui a fourni un espace où se déployer. Cette idée a inspiré les historiens représentant le champ émergent des études mandataires réunis en colloque (INALCO- Ifpo – Université Lyon 3 – Institut Universitaire de France) à Paris les 26 et 27 mars 2015. Les mandats sont récemment devenus un des principaux points de convergence des questionnements sur la diffusion globale des normes à travers les instances internationales. L’expertise est lue comme l’un des signes d’un colonialisme tardif, codifié, et placé sous les regards convergents des savants, des États et des opinions publiques. À travers les mandats de la Société des Nations (SDN), le colloque entendait scruter l’émergence de l’international comme cadre de prise de décision inter-étatique, ouverte et procédurale encadrant un monde de connexions, de flux et de structures enchevêtrés à diverses échelles.
L’expertise est souvent accusée d’être la fabrique du consentement dans un ordre international asymétrique, alors même qu’elle prétend faciliter les équilibres mondiaux par la comparaison internationale. Elle obéit cependant aussi à ses propres logiques : de reconnaissance institutionnelle, d’allégeance politique et de légitimité disciplinaire. Les présentations de ce colloque ont posé la question du mandat comme antécédent politique et administratif des politiques de développement mises en œuvre par le système des Nations-Unies, les gouvernements coloniaux et les grandes puissances, mais aussi comme moment de trajectoires professionnelles et comme occasion d’accumulation de savoir.

Trois questions ont dominé le colloque : les rapports entre épistémologie des sciences coloniales et des sciences élaborées en contexte métropolitain ; la diversité des lieux de production de l’expertise ; et l’influence de la vision évolutionniste « civilisatrice » inscrite dans le mandat sur les domaines d’expertise développés.

1 – Le système mandataire et l’expertise

Le système mandataire est élaboré au lendemain de la Grande guerre, dans les provinces arabes de l’Empire ottoman et les anciennes colonies allemandes, pour répondre aux critiques de la colonisation d’avant 1914. Ses modalités se sont établies au gré des circonstances, comme l’a souligné Véronique Dimier en introduction. Il se caractérise par un va-et-vient entre des administrations mandataires appliquant une politique coloniale et les institutions internationales. Le mandat bénéficie d’une instance d’examen, la Commission Permanente des Mandats (CPM), dont les membres, réputés indépendants vis-à-vis des États, tendaient souvent à lui donner un rôle politique effectif plutôt qu’une fonction d’analyse comme l’a souligné Susan Pedersen. La demande d’expertise a cependant bientôt débordé ce cadre étroit.
Avec les mandats est censée se mettre en place une architecture de gouvernement colonial, dans laquelle la production du savoir doit guider l’action publique – architecture qui sera instaurée parfois avec retard ou difficulté. Le système mandataire n’est pas qu’un instrument de rationalisation de la colonisation, tant il perd rapidement toute valeur de modèle colonial. Il ne se réduit pas non plus à une arène où se joueraient des rapports de pouvoirs : l’accumulation des savoirs relatifs aux territoires administrés y est un enjeu politique central. L’expertise n’est pas qu’une exigence bureaucratique du système mandataire ou un habillage de la colonisation traditionnelle.

2 – Experts et communautés épistémiques

Le premier atelier a dégagé une diversité de figures d’experts – administrateurs coloniaux, publicistes, économistes, médecins et religieux, etc. -, questionnant leurs modes de qualification. À rebours de l’image de communautés bureaucratiquement organisées selon des critères de validation des savoirs et des compétences, certains producteurs d’expertises n’ont pas de formation académique étoffée, à l’instar de Théodore Marchand, gouverneur du Cameroun (Daniel Abwa). D’autres, comme Léon Mourad, économiste qualifié, placé au cœur d’un réseau exceptionnel dans le mandat français du Levant, ont pu ne laisser qu’une trace archivistique évanescente et exercer un rôle indéterminé, apparemment marginal (Geoffrey D. Schad). Des hommes appuyés par des groupes de pression, comme Robert de Caix, peuvent court-circuiter toute voie bureaucratique et arriver au centre du système, sans voir contester leur expertise (Julie d’Andurain). L’expertise et surtout la contre-expertise sont aussi sollicitées auprès d’hommes de terrain comme les missionnaires A. Paterson et E.D. Forster en Palestine. Cette invitation s’opère à rebours de la logique du système et place les missionnaires, nommés eu égard à leur connaissance approfondie des sociétés locales, en position d’informateurs lors des révoltes contre l’administration mandataire (Karène Sanchez). Quintino Lopes montre à partir du Portugal de Salazar que nommer un expert à la SDN n’est pas toujours une contribution à la formation d’une communauté d’expertise influente, mais peut être un moyen d’éloigner un expert encombrant d’une administration publique nationale, ou de se libérer des demandes de la SDN en vue d’une implication accrue des États membres dans le recrutement du personnel. Si une communauté épistémique se structure autour des mandats, c’est moins autour du savoir sur ces territoires que par la maîtrise d’un savoir-faire auprès des administrations coloniales et face à des procédures internationales transformant l’approche des “problèmes coloniaux”. Avec les mandats, la SDN définit le bien-être des populations et l’adhésion à des agendas internationaux comme critères de légitimité de la colonisation, soumettant cette dernière au tribunal de l’opinion publique à travers les instances de la communauté internationale. La communauté des spécialistes des mandats ne fonctionne pas comme une arène laissant les experts entre eux, en dépit de la préférence de la CPM pour la discrétion lors des discussions.
Dans quelles mesures les objets abordés par cette communauté épistémique distendue formaient-ils une science du gouvernement colonial ? Le deuxième atelier a montré l’importance des variations d’échelon dans la production de champs d’expertise. L’ordre mandataire hiérarchise les savoirs, juridiques par exemple, comme le montre la création d’un comité d’experts pour le statut légal des femmes, le système légal occidental faisant référence à l’exclusion de conceptions « orientales » (Nova Robinson). L’expertise agricole en Syrie et au Liban, elle aussi hiérarchique, révèle les enjeux hétérogènes, nationalistes et impériaux, des relations entre experts et communautés locales (Elizabeth Williams). Des champs de savoir émergent à l’intérieur des obligations internationales poursuivies par la puissance mandataire, non par l’effet mécanique de celles-ci mais par la concentration d’expérience opérée de façon informelle par certains participants au travail d’enquête, dans le champ de la protection de l’enfance (Julia Shatz) ou de la répression de la traite des femmes (Liat Kozma). Les savoirs ainsi produits sont orientés par les agendas internationaux, dont ils reflètent les limites et les amalgames, mais même biaisés, ils sont autre chose qu’une ignorance béante. Dans l’entre-deux-guerres, des réseaux internationaux d’experts se forment et élaborent des normes progressivement institutionnalisées : les mandats du Proche-Orient, qui accordent d’emblée de l’importance à l’archéologie, occasionnent un débat sur les critères internationaux de propriété des matériaux extraits des fouilles (Sarah Griswold), révélant un besoin d’experts à la jonction de la spécialité scientifique et du droit, ce qu’on voit également dans le cas de politiques instaurées au fil de l’époque mandataire, comme la prohibition du cannabis.
Le mandat constitue, pour divers producteurs d’expertises aux objectifs scientifiques et politiques convergents avec les siens, une ouverture vers un débat public informé. Non content d’être un système de production d’expertise par la concentration de compétences et de savoirs techniques, le système mandataire apparaît comme un système pénétré par l’expertise.

3 – L’expertise comme outillage du politique ?

Les deux derniers ateliers ont rappelé que l’expertise est toujours activité politique. Elle s’élabore par le consentement et la soumission à des règles communes élaborées sur la base de « preuves ». Lors du premier de ces deux ateliers sur les outils de l’expertise, Roser Cussó a souligné que les indicateurs quantitatifs utilisés dans les rapports mandataires répondent à des normes maîtrisées par des acteurs qui vont au-delà du groupe des experts reconnus. Les réalités à mesurer sont l’objet d’une négociation où l’exigence de quantification comme instrument de rationalisation de la décision le dispute à la peur de l’effet de vérité des chiffres. Fuat Dündar a montré ce même processus dans les débats démographiques sur le tracé de la frontière turco-irakienne. La définition des catégories préalables au dénombrement est essentielle, telles la citoyenneté et la nationalité, qui intéressent autant les pouvoirs mandataires que les experts de la SDN (Lauren Banko). L’ambiguïté et le contenu colonial de ces catégories apparaît aussi localement autour de l’application à la Nouvelle-Guinée de la citoyenneté allemande, de la notion de germanité et des théories raciales d’une Allemagne germanophone et blanche (Christine Winter). Les administrations mandataires, tenues d’exhiber des résultats politiques, sont un des cadres privilégiés où les experts peuvent travailler ces catégories, ainsi l’anthropologue Alfred Cort Haddon et l’Institut royal d’anthropologie en Nouvelle-Guinée (Geoffrey Gray).
Le dernier atelier a posé la question des réappropriations de l’expertise par des acteurs hostiles à la colonisation et à son ordre racial (Ananda Burra et (in absentia) Alvine Assembe Ndi). De leur côté, les pouvoirs mandataires, l’Afrique du Sud en tête, réagissent en se réappropriant aussi l’expertise pour justifier leur mandat mais finissent par la mettre en scène jusqu’à la parodie (Robert Gordon). En Irak et en Palestine, à la faveur du mandat, de nouveaux types d’experts en éducation trouvent à faire valoir leurs idées à travers les délimitations mandataires (Hilary Falb Kalisman). Un moyen de se prémunir contre la contestation du contrôle international et colonial est de détourner le traitement des questions sensibles vers des institutions internationales secondaires, comme le Bureau International du Travail (Emma Edwards).
Susan Pedersen a invité en conclusion à se défier de l’abus de la catégorie “expertise”, toujours hétérogène, parfois trompeuse, surtout dans les Suds où ces savoirs sont parfois de l’habillage. La demande d’expertise internationale dans les mandats a cependant créé des répertoires d’action protéiformes. Elle a produit depuis l’entre-deux-guerres des « conséquences inattendues » mais majeures, limitant l’absolue souveraineté des États et hâtant la décolonisation en montrant les dysfonctionnements des systèmes coloniaux.

Bibliographie

    • Dakhli L., (2011). « L’expertise en terrain colonial : les orientalistes et le mandat français en Syrie et au Liban »,  Matériaux pour l’histoire de notre temps,  n° spécial La France en Méditerranée.
    • Dimier V., (2004). «Le gouvernement des colonies, regards croisés franco-britannique », Presses Universitaire de Bruxelles.
    • Fischbach M., (2000). « State, Society and Land in Jordan »,  Leiden , Boston, Köln, Brill.
    • Jackson S., (2013). « The ‘Huvelin Mission: economic morality and the French imperial project in the Mashriq », 1919-1920 , Monde(s): histoire, espaces, relations, (4), Vol. 2, no 4 Fall..
    • Méouchy N et  Slugleit P (ed), (2004).  « British and French Mandates in Comparative Perspectives », Leiden, Brill Academic Publishers.
    • Mitchell T., (2002). « Rule of Experts. Egypt, Techno-Politics, Modernity » , Berkely, University of California Press.
    • Pedersen S., (2006). « The Meaning of the Mandates System: An Argument », Geschichte und Gesellschaft 32, 4 (Oct-Dec.), p. 560-82..
Pour citer ce billet : Philippe Bourmaud, Norig Neveu, et Chantal Verdeil « Experts et expertises dans les mandats de la Société des Nations : figures, champs et outils À propos du colloque INALCO/Lyon 3/Ifpo», Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), le 4 janvier 2017.
[En  ligne]
http://ifpo.hypotheses.org/7419

Philippe Bourmaud est maître de conférences à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 et membre du Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (UMR 5190). Son travail de thèse a porté sur la réforme de la profession médicale dans les provinces arabes de l’Empire ottoman. Il a également travaillé sur l’histoire des sociabilités interconfessionnelles et festives en Palestine depuis le dix-neuvième siècle et sur la formation du système de santé palestinien depuis les accords d’Oslo (1993). Cette double focale sur l’histoire de la médecine et l’histoire contemporaine de la Palestine et des Palestiniens l’a conduit à se pencher dans son travail de recherche sur la construction des problèmes sanitaires et sociaux au Proche-Orient arabe, de l’Empire ottoman aux mandats.


Norig Neveu est chercheuse à l’antenne d’Amman de l’Ifpo. Après un doctorat d’histoire contemporaine à l’EHESS sur « Les politiques des lieux saints et la topographie sacrée dans le sud de la Jordanie, XIXe-XXe siècles », sa recherche actuelle porte sur les figures du religieux en Jordanie et dans les Territoires palestiniens de la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ces thématiques de recherche sont abordées sur le temps long ce qui lui permet d’analyser les processus de territorialisation et de confessionnalisation des sociétés locales mais aussi la structuration de réseaux transnationaux de solidarité entre figures du religieux. Diplômée d’arabe classique à l’INALCO, elle a publié plusieurs articles sur le tourisme religieux en Jordanie et sur le processus de mise en patrimoine des lieux saints.

Page personnelle sur ifporient.org


Chantal Verdeil est maître de conférences en histoire contemporaine du monde arabe à l’INALCO (département « Études arabes ») et membre junior de l’IUF. Ses travaux portent sur l’histoire des missions chrétiennes dans le monde arabe et au Moyen-Orient, ainsi que sur l’histoire de l’enseignement à l’époque contemporaine (XIXe-XXe siècle). Elle a notamment publié C. Verdeil, Missions chrétiennes en terre d’islam (XVIIe-XXe siècle), Turnhout, Brepols, 2013 et en collaboration avec Anne-Laure Dupont et Catherine Mayeur-Jaouen, Histoire du Moyen-Orient du XIXe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 2016.


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