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Pratiques pastorales au Kurdistan irakien : enquêtes ethnographiques dans la région de Rania

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Tente d'eleveurs semi-nomades dans la plaine de Peshdar. Kurdistan irakien, avril 2013

Tente d’éleveurs semi-nomades dans la plaine de Peshdar. Kurdistan irakien, Michael Thevenin, avril 2013.

Par Michael Thevenin et Jessica Giraud

Au sein de la Mission Archéologique Française du Gouvernorat de Souleymanieh (MAFGS) dirigée par Jessica Giraud, avec le soutien de la Direction des antiquités de Souleymanieh, en la personne de Kamal Rasheed Rahem et Amanj Amin, et le support logistique de la Direction des antiquités de Raparin/Rania, Barzan Baiz, la recherche ethnologique s’est appuyée sur une série d’enquêtes auprès de la population dans les régions de Rania, de Peshdar et de Bingird, afin d’évaluer l’activité pastorale actuelle. La complémentarité disciplinaire ouvre à la fois des perspectives de fouilles pour les archéologues, mais aussi d’enquête pour l’ethnologue. Les données recueillies offrent aux deux disciplines des clefs de compréhension sur les dynamiques d’interactions régionales entre groupes de population, territoires et pastoralisme. Ces enquêtes doivent à terme couvrir l’ensemble du gouvernorat de Souleymanieh.

Quatre phases d’études ont été effectuées avec la collaboration d’Ismaël Nurrudinî du Raparin Civilization Museum : trois séjours, en avril et novembre 2013 et novembre 2015, avec des entretiens semi-directifs en langue Sorani traduits en anglais ; un séjour en août 2018, avec des entretiens semi-directifs traduits en français par Shuckrî Mohamed Qader, notre traducteur durant cette mission. Un total de 37 matinées de terrain a été réalisé dans 19 campements et 30 villages, mais aussi sur les marchés aux bestiaux de Haji Awa et Qala Dizeh, au sein des services culturels de la ville de Rania et auprès de personnalités politiques. Parallèlement, une phase d’étude a permis de suivre quotidiennement une famille d’éleveurs mobile durant son déplacement saisonnier ascendant, pendant une semaine, en mai 2017, dans leur traversée de la région de Rania, depuis le district de Koya jusqu’à leurs alpages dans le district de Choman.

La région de Rania est un territoire a priori anthropologiquement bouleversé, avec son lot de désymbolisation et de resymbolisation (Hovanessian 2009), un monde défait et refait. On y observe des changements toponymiques, de centralités et de frontières réelles ou imaginées, mais aussi des processus finissant, persistant et débutant. La région est marquée par les conflits, l’exode rural, l’exil et le retour (villages détruits, reconstruits ou nouveaux, urbanisation sauvage, zones minées, etc). Les concepts de tribu, de territoire, et leur lien avec l’activité pastorale doivent être, à nouveau a priori, discutés notamment en comparant les données recueillies avec les sources des siècles précédents et les découvertes des archéologues de la MAFGS. Les premiers résultats permettent d’observer la persistance de pratiques de mobilités saisonnières d’élevage et celle d’identités tribales territorialisées.

Les pratiques d’élevage dans la région de Rania

Les enquêtes ont fait apparaître une grande diversité dans l’organisation du mouvement des troupeaux sur les pâturages. Cette organisation oscille entre un pastoralisme restant sur le territoire du village à l’année, et un pastoralisme mobile, majoritaire, quittant celui-ci. Nous entendons ici par ‘territoire’, tout espace délimité géographiquement par la ou les autorités qui s’y exercent (Bourgeot 1991). Dans le premier cas, les mouvements pastoraux observés peuvent être horizontaux (le troupeau gardé par un berger effectue une rotation sur des prairies et des champs d’altitude à peu près similaire), ou verticaux pendulaires (mouvement à deux directions entre des zones d’hivernage de basse altitude autour des villages d’origine, et des zones d’estive à plus haute altitude avec déplacement d’une partie de la famille). Le pastoralisme mobile se pratique sur de plus fortes amplitudes géographiques et altitudinales. Dans la région de Rania, certains éleveurs rejoignent leur estive en six ou sept jours de marche, avec des dénivelés positifs cumulés approchant les deux milles mètres.  Les déplacements sont également saisonniers, verticaux et pendulaires, avec entre les deux pôles d’attraction, l’utilisation ou non de pâturages de printemps et d’automne en étape intermédiaire avec stabulation, soit proche du village d’origine, soit sur d’autres territoires en plaine et en piémont. En raison des bombardements sur les estives frontalières par les armées turque et iranienne, les éleveurs mobiles peuvent parfois rester dans les vallées durant les trois saisons chaudes et effectuer dans ce cas des déplacements horizontaux vers des pâturages disponibles. Les déplacements concernent une partie de la famille conjugale (mâl) aidée parfois de salariés, ou une partie de la famille étendue (Binamâl). Ces groupes vivent durant trois à huit mois sous des tentes traditionnelles (Reshmâl, voir photo) ou moderne (Tchadir), ou des abris de branchage (Kapr), parfois les deux couplés durant l’été, ou des constructions permanentes. L’hiver, les éleveurs et les bêtes résident dans les villages en durs de facture différente en fonction du degré de sédentarisation, de l’accès à la propriété et de la richesse des familles. La logique de répartitions des estives se fait selon la territorialisation des communautés. Les villages de montagne utilisent les pâturages d’altitude immédiats. Les éleveurs des villages de piémont montent plus haut où vont plus loin ; ceux des plaines, encore plus loin (en dehors de la région de Rania, vers la région de Choman ou de l’autre côté de la frontière).

Les routes des déplacements saisonniers

Les plus grands déplacements observés partant de la plaine de Rania et de Peshdar, rejoignent les alpages du mont Qandil et du district de Choman par deux axes majeurs (voir carte). La première route, principalement empruntée par des troupeaux venant du district Rania, mais également de Koya, passe le col de Zinuasterokan par la vallée de Sarkapkan et rejoint les alpages du district de Choman par le village de Warte, ou par celui de Zergalî situé dans la zone contrôlée par le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, groupe armé kurde). Ce trajet traverse des frontières administratives et politiques, entre les gouvernorats d’Erbil et de Souleymanieh, mais aussi trois zones d’influence de forces politiques rivales de la région du Kurdistan autonome : le PDK (parti démocratique du Kurdistan), l’UPK (Union patriotique du Kurdistan), et le PKK (si le troupeau prend la direction de Zergalî). La deuxième route concerne surtout les éleveurs des villages de plaine et de piémont de la partie nord du district de Peshdar, au-delà de la rivière Zharawa. Leurs parcours en direction des estives convergent vers la passe de Kurtak et le territoire du village de Komtan au Nord en traversant les premiers bourrelets (zone de pâturages d’intersaisons), avant de bifurquer vers les sommets du mont Qandil. Ces zones sont entièrement sous contrôle du PKK.

Les massifs de Kêwaresh et du Kurkur Dagh ainsi que la clue de Darband-î-Rania (anciennement Darband-î-Ramkan), qui séparent la plaine de Rania et celle de Peshdar, offrent d’autres points de franchissement pour les troupeaux passant l’automne, l’hiver ou le printemps sur les rives du lac Dukan. Les éleveurs occupant les pâturages de la rive droite peuvent emprunter, outre la passe de Gela Zerda ou la clue, deux cols reliant la vallée de Sarkapkan au nord à la plaine de Peshdar. Ceux-ci restent à étudier. L’un de ces passages a été aménagé par l’armée irakienne sous Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak et est utilisé aujourd’hui par des éleveurs de Rania pour rejoindre les villages de Zanglan et de Piran.

Carte des transhumances dans la rėgion de Rania 2018

Carte des transhumances dans la rėgion de Rania, Michaël Thevenin – MAFGS, 2018

Les gués du petit Zab

Les éleveurs utilisant les pâturages de la rive gauche du lac Dukan peuvent désormais franchir le petit Zab et contourner le massif de Kurkur Dagh, grâce à un pont datant de 2007, au niveau de la clue. Avant celui-ci, la découverte par les archéologues de la MAFGS sur le site de Dinka, au sud de Qala Dizeh, de traces d’une cité majeure sur les bords du Petit Zab et celle de vestiges de fortifications, au niveau du col de Kongra Serchia sur le massif du Kurkur Dagh (Giraud 2016), ont orienté nos recherches sur de possibles voies de déplacements saisonniers de part et d’autre de cette ligne de crête, et surtout sur l’existence de gués sur le fleuve en amont de ses deux affluents, le Carfên (prononcé « djarfen ») et le Zharawa. Notre enquête dans les régions de Qala Dizeh et de Bingird a permis d’identifier dans la plaine de Peshdar neuf gués sur le petit Zab. Les deux principaux gués sont ceux de Samowar en aval du village de Garmkan, et de Kandasur en amont du village. S’ils ne sont pas indiqués par les auteurs des XIXe et XXe siècles, les villageois racontent que ces gués étaient empruntés par les caravanes, mais aussi par les troupeaux transhumants et étaient connus jusqu’en Iran. Le gué de Kandasur joignait les routes venant de Qala dizeh, Nuruddin, Bemush et Bzhyan (route vers l’Iran ou les alpages du Qandil) à la route appelée Rêga Babanur de l’autre côté du fleuve, qui remontait vers le col de Serchia par Nezoka et Khanale. Après le col, la route descendait vers l’ouest sur Marga, Bingird, puis Mamandawa ou Mirza Rostam. Le gué de Samowar permettait d’atteindre le village de Kani hanjir pour passer plus au nord sur le col de Serchia. Cependant la route caravanière qui rejoignait Dukan et Souleymanieh empruntait plutôt la route qui longeait le petit Zab vers le nord (Nawdasht, Kalakan, Bnawila, et Kelasipi), où un col moins élevé que le Serchia, le Zinu Bloqîn au-dessus de Sondolan, permettait d’accéder plus facilement à la plaine de Bingird. Les caravanes venant d’Iran qui partaient sur Koya ne traversaient pas le fleuve et passaient la clue du Darband-î-Ramkan sur la rive droite. Celles qui venaient de Dukan et qui rejoignaient le col de Zergalî au Nord passaient le petit Zab au niveau de Darband où une station de Kalak, des barques flottant sur des outres de peau de chèvres gonflées, assurait la traversée. Cette station offrait également la possibilité aux caravanes de rejoindre directement la ville d’Altun Kupri (aujourd’hui Perde) sur la route reliant Erbil à Kirkouk, en Kalak (Edmonds 1957 ; Hay 1921). À l’arrivée des deux bacs à traille en 1944, installés au niveau de la clue de Darband-î-Ramkan, offerts aux habitants par la mère du Roi d’Irak, les deux gués furent délaissés par les éleveurs mobiles, au profit d’un passage au printemps à Darband (avec les bacs) et d’un passage en automne au niveau du gué du village de Sondolân qui était équipé, à cette période, de barques plus larges que les kalak traditionnels. Puis la guerre Iran-Irak, la construction du pont, et la présence du PKK sur les alpages modifièrent de nouveau les déplacements. Aujourd’hui, les éleveurs de Bingird pratiquent des doubles transhumances biannuelles entre le massif du Kurkur Dagh (automne et printemps) et les champs et prairies de plaine (été et hiver), quand d’autres se sont sédentarisés et restent autour du village toute l’année. Seuls des éleveurs venant de la plaine de Peshdar empruntent aujourd’hui le pont pour venir sur la rive gauche du lac Dukan chercher l’herbe au printemps et en automne, parfois en été quand leurs estives ne sont pas accessibles.

Des identités tribales territorialisées

Si l’utilisation du terme « tribu» doit être à raison (Amselle et Mbokolo 1985) constamment réévaluée et vérifiée sur le terrain, les travaux récents montrent non seulement la cohérence de ce concept appliqué au Moyen-Orient, mais également sa persistance et ses mutations actuelles (Friedman 1975 ; Khoury et Kostiner 1991 ; Van Bruinessen 2000 ; Bonte et Ben Hounet 2009 ; Dawod 2004 et 2013; James et Tejel Gorgas 2018). Chez les kurdes, la tribu (aşiret) constitue toujours une identité politique disponible et mobilisable, qui inscrit ses membres, ainsi que leurs parents et grands-parents, dans une histoire réelle ou fictive, en lien avec un territoire (Blois 1965). Elle se réfère à une communauté qui cultive d’une part l’idéologie d’une descendance de principe (Ben Hounet 2009), de solidarité, et de l’importance du nom (lieu ou ancêtre commun, élément physique, social ou stéréotypique distinctif) ; d’autre part l’affiliation politique et la loyauté à l’égard d’un chef commun : chef de même lignée nommé Agha, chef féodal de lignée différente dans le cas d’une confédération, ou chef religieux nommé Cheikh (Van Bruinessen 1978). La tribu kurde se divise en sous-unités de structure et d’apparence similaires (Tiré, Tayf, Kabilê), qui contiennent un nombre indéfini de maisons (mahale, binamâl). La généalogie commune, le nom ou les chefs politiques n’empêchent cependant pas chaque sous-unité, chaque maison d’agir pour son propre compte dans le jeu des alliances et des mésalliances, ou d’avoir une histoire propre ou des catégories sociales distinctes. En finalité, ces sous-unités peuvent devenir selon les circonstances une tiré ou une tribu à part entière, se maintenir à l’état sur une période donnée, ou bien disparaître. La tribu kurde qui avant la première guerre mondiale, évoluait dans un cadre impérial au sein de groupes nomades, guerriers et pastoraux majoritaires (James 2011, Bayazidi 2015), se meut aujourd’hui dans le cadre d’État-nations qui l’ont transformée. Au Kurdistan irakien, l’allégeance tribale se conjugue dorénavant avec d’autres réseaux de solidarité : mouvements islamistes et confrériques (dès la fin du XIXe siècle), nationalisme et partis politiques inscrits dans le jeu clientéliste, démocratique et patrimonial. Les générations, jeunes et intermédiaires, sont particulièrement marquées par le conflit avec les États irakien et iranien, la guerre civile et, plus récemment, la lutte contre Daesh et la mondialisation. Enfin, le pluralisme d’activités menées dans des lieux différents (campagne et alpage, village, ville), par les contribules (membre d’une même tribu) et au sein même des binamâl, est aujourd’hui la norme, voire une véritable stratégie familiale. C’est dans ce contexte de fragmentation identitaire (Massicard 2012), à la fois horizontale, mais aussi en terme générationnel, que l’allégeance tribale kurde doit être aujourd’hui reconsidérée.

Des territoires tribaux

Au cours de nos enquêtes, outre un lien social et familial actif inscrit dans la sphère de la vie courante entre les membres d’un même binamâl, village ou tribu, la territorialité d’identités tribales est apparue. Celle-ci a été également confirmée par les guides et des familles semi-nomades qui décrivent parfois leur parcours de déplacement par le nom tribal de la population des territoires qu’ils traversent. Dans la région de Rania, en zone de piémont et en montagne, ces identités constituent encore des espaces homogènes regroupant plusieurs villages ayant celles-ci en commun. En plaine, l’appropriation des terres par les chefs de tribus, suite aux réformes agraires de 1858 puis de 1932 (Ishow 1996), puis celles de 1958 et 1970 qui ouvrirent une période de détribalisation (Dawod 2004), est aujourd’hui complexifiée par la stratification formée par la sédentarisation successive de groupes nomades accédant peu à peu à la propriété sur leur lieu d’hivernage, mais également les déplacements de populations en lien avec les conflits régionaux et l’exode rural.

Les identités tribales de la région de Rania, déjà mentionnées par les auteurs occidentaux (Clements 1866 ; Bartoletti 1871 ; Sike 1908 ; Hay 1921 ; Edmonds 1957 ; Van Bruinessen 1992 ; Potts 2014), arabes, turcs ou kurdes (Khoubrouy-Pak 2002 ; Ateş 2013 ; Rassoul Abdullah 2013) du XIXe, XXe et XXIe siècle, se regroupaient il y a cent ans en quatre ensembles territorialisés au fonctionnement distinct : les confédérations tribales Khoshnaw, Ako, Bilbas et Pizhdar. Leurs territoires d’influence, villages de sédentaires, zones d’hivernage et d’estivage des éleveurs, parcours de déplacement, dépassaient largement les frontières de l’actuel district de Rania.

La confédération Ako

La confédération Ako dont les sous-unités se regroupent au nord des plaines de Rania et Peshdar, comptait deux groupes nomades, les Babolî et les Bolî qui au XIXe siècle usaient d’alpages dans la région de Vazne en Iran (Ateş 2013), et avaient leurs zones d’hivernage dans la région de Koya (Hay 1921; Edmonds 1957). C’est d’ailleurs à un membre de la tribu Bolî que l’on doit le nom du col de Haji Omran dans le district de Choman. Ce col et ses pâturages, enclavés dans la région de la tribu Balak sont toujours occupés par les éleveurs du groupe durant l’été. Les Babolî sont en fait un sous-groupe des Bolî. Suite à des conflits internes familiaux, des membres Bolî se seraient exilés en Iran pendant une période indéterminée. Mais après l’intervention des ‘barbes blanches’, des vieux notables de la tribu, une réconciliation fut obtenue et on demanda aux membres exilés d’être des Bolî de nouveau (Ba Bolî, « soit Bolî ! » en kurde local). Cette injonction est devenue une dénomination distinctive (et donc mémorielle) dont la perpétuation (émique ou étique ?) et les enjeux sont à questionner (que produit cette distinction et par qui est-elle perpétuée ?). Des familles de ce groupe vivent aujourd’hui dans deux villages situés dans la zone territoriale de la confédération Bilbas, alors que les Bolî demeurent autour de Hajiawa, dans la zone territoriale Ako, leur confédération d’affiliation. Les deux groupes ont des éleveurs qui pratiquent maintenant un semi-nomadisme.

Le nom de la confédération Ako a persisté et est toujours mis en avant dans les présentations lors des entretiens. Le chef théorique de la confédération joue aujourd’hui un rôle politique régional, à la fois pour le parti au pouvoir, l’UPK, mais aussi comme intermédiaire avec le PKK.  Il n’est pas rare que celui-ci intervienne auprès de la guérilla en faveur des éleveurs mobiles Ako qui continuent de monter en estive. Cependant, son influence lors des élections locales reste limitée, notamment en raison de l’existence de nombreux petits partis politiques dans le gouvernorat de Souleymanieh, et du pouvoir des Agha qui reste prégnant auprès des villageois.

La confédération Bilbas

Le nom d’une confédération nommée Bilbas apparaît déjà dans le Sheref name de Sharaf al-Din Bitlisi (Rassoul Abdullah 2013), livre écrit au XVIe siècle et considéré comme la principale source sur l’histoire kurde.  La confédération est également une entité connue au XIXe siècle de par sa situation transfrontalière entre l’Empire Ottoman et la Perse. Trois de ses sous-unités les plus citées chez les auteurs, les tribus Mangur, Mamesh et Piran, occupaient l’été les pâturages de la région du Lahijan en Iran derrière l’actuelle frontière (Ateş 2013, Bartoletti 1871) et avaient une zone d’influence allant de Koya à Mahabad (Hay 1921 ; Khoubrouy-Pak 2002). Les deux premières tribus ne font plus partie de la confédération en raison notamment de la création et de la fixation de la frontière qui a partagé chacun de ces groupes en deux unités. La plus grande partie des deux tribus s’est retrouvée sédentarisée du côté iranien, là où les possibilités de pâturages étaient les plus intéressantes pour les éleveurs, ce qui a créé des conflits pastoraux entre les deux groupes (Ateş 2013).  D’après M. Rassoul Abdullah (2013), chez les Mangur, les groupes résidant dans la région de Lahijan sont appelés Mangur Kwestan (littéralement « des alpages »), ceux de la région de Peshdar en Irak Mangur Germené («endroits chauds »), ce terme désignant les zones d’hivernage des nomades. La tribu Piran était très active dans la région de Koya durant le mandat anglais (Edmonds 1957 ; Hay 1921). Elle était composée de villageois agriculteurs installés dans l’ouest de la plaine de Ranya autour de Kdran, mais aussi de nomades qui vivaient la moitié de l’année sur des estives. Notre enquête a révélé que la notoriété de cette tribu, acquise grâce à ses alliances politiques dans la région de Koya et la situation transfrontalière de ses éleveurs nomades au XIX et XXe siècles, ne semble pas aujourd’hui avoir d’existence au-delà de la confédération. L’identité Bilbas perdure comme identité première reconnue dans la région, et territorialisée à l’ouest de la plaine de Rania.  Si des éleveurs Piran du village de Hizob continuent d’user de pâturages frontaliers sur les versant nord du Mt Qandil dans une pratique semi-nomadique, ils ne passent plus pour autant la frontière.

La confédération Khoshnaw

La confédération Khoshnaw, comme il y a un siècle, reste basée autour de la région de Shaqlawa (Karli et Mède 2010) et seulement une partie, la tribu Pishtgelî, se trouve dans la région de Rania autour des villages de Sktan et Balisan. Cependant, contrairement à ce qu’affirmaient les officiers anglais (Sikes 1908 ; Hay 1921), qui présentaient ses membres comme des agriculteurs et des éleveurs sédentaires, des familles Khoshnaw usent ou usaient également d’alpages frontaliers. Nous avons croisé plusieurs éleveurs caprins qui pratiquent un élevage mobile de type semi-nomadique en direction des alpages des Mont Qandil et Kodo dans la région de Choman. Cette vie ‘à l’écart’ a même qualifié une Binamâl du village de Sktan du nom de Tcholparast, (littéralement « ceux qui gardent les pâturages, les lieux vides, sauvages »).

La confédération Pizhdar

Enfin, les auteurs des siècles précédents situent la zone d’influence de la confédération Pizhdar à cheval sur les plaines de Bingird et Peshdar, et au-delà de la frontière dans la région de Sardasht. Cette dernière a été acquise par le groupe à la faveur du déclin de la dynastie Qajar en Iran. La confédération est mentionnée dès le XVIe siècle comme tribu d’origine de la famille dirigeante de la principauté de Baban (Mac Dowall 2004), et est présentée au début du XXe siècle à l’apogée de sa puissance. Elle n’est cependant pas signalée, ni dans les enquêtes menées au XIXe siècle à la suite du traité d’Erzorum (Ateş 2013), ni par M. Sykes (1908), et, plus surprenant, sa désignation en tant que confédération n’évoque rien non plus aujourd’hui chez les villageois de Peshdar ou de Bingird interrogés durant notre enquête.

Le nom tribal Pizhdar (ou plutôt Peshdar), qui fait consensus chez les auteurs, et qui d’après C.J Edmonds signifie « derrière la clue, pour ceux qui regardent depuis l’ouest »[1], désigne donc la région frontalière située derrière la clue du Darband-î-Rania. Mais la remarque de l’officier anglais laisse supposer une origine exonymique du terme. De même, le voyageur français A. Clément (1866) qui traverse la région au XIXe siècle mentionne la tribu Nuruddinî sans évoquer celle de Peshdar, ce qui va dans le sens de C.J. Edmonds quand il ajoute que le nom plus couramment employé par la majorité des membres de la tribu est Nuruddinî[2]. La confédération semble aujourd’hui avoir disparu en tant que telle, en raison du déclin, pendant la deuxième moitié du XXe siècle, de l’hégémonie des familles Mîrawdelî qui régnaient sur elle. Seule subsiste l’identité des groupes qui la composait (Nuruddinî, Marga, Shilana, Bingirdî, Turka Resha et Mîrawdelî). L’exonyme n’a pas fait l’objet d’une appropriation par ses membres et n’a donc apparemment pas survécu en tant qu’identité tribale. Présentée comme la plus puissante des tribus kurdes par les officiers anglais, elle ne fait pas non plus, à notre connaissance, l’objet d’une patrimonialisation (livre, festival, site internet), comme c’est le cas aujourd’hui pour plusieurs identités tribales kurdes majeures (Balik, Bilbas, Mangur, Jaff, etc). Reste seulement le nom d’un territoire plus restreint que l’espace d’influence de la tribu qui portait son nom. Les raisons de cette singularité, si elle est confirmée par les prochaines enquêtes, restent à étudier. Les villageois Nuruddinî occupent toujours un territoire homogène, le sud de la plaine de Peshdar au-delà de la rivière Zharawa, une zone de piémont parsemée néanmoins de quelques propriétés Mîrawdelî. Ils pratiquent des mouvements saisonniers locaux, pendulaires et verticaux, vers les crêtes frontalières et un certain nombre d’entre eux font également de la contrebande de bétail en provenance d’Iran (ovins et bovins) et parfois d’Afghanistan (caprins), vendu sur le marché de la ville de Qala Dizeh. Les familles Mirawdélî de Peshdar pratiquent plutôt un élevage sédentaire. Dans la plaine de Bingird, les identités (villageoises, tribales, ou familiales) Marga, Shilana, Bingirdî, Turka Resha et Mîrawdelî, mais également Jaff se partagent la rive gauche du lac Dukan.

Conclusion

L’étude des sources historiques et celle des routes et pratiques actuelles de mobilités saisonnières révèlent des territoires et des identités tribales qui ont perduré, évolué ou disparu. Les enquêtes ethnographiques de la MAFGS ont observé la persistance, quoiqu’amoindrie, d’une activité d’élevage mobile avec parcours saisonniers et utilisation d’estive d’altitude, et ce malgré la fin d’une pratique, le nomadisme devenu semi-nomadisme, et un processus en cours, la rétraction du territoire pastoral. En effet,  l’abandon des pâturages hivernaux de Koya et des alpages du Lahijan, l’utilisation sous fortes contraintes des alpages du Mt Qandil, mais aussi les zones minées, l’urbanisation croissante, la création du lac Dukan, et l’extension de l’agriculture (Babakhan 1994) diminuent les prairies appêtantes, et concentrent les mouvements saisonniers des troupeaux sur la région de Rania. L’espace frontalier, haut lieu d’estivage des éleveurs, est toujours une zone de tensions récurrentes, favorisées par l’absence d’hégémonie centralisatrice, ce qui complexifie les enjeux géopolitiques et la multiplication des acteurs. Les Empires (ottoman, perse) ont laissé leur place aux États iranien et turc, aux partis politiques (PDK, UPK), et aux guérillas kurdes (PKK, PDKI). L’usage séculaire des alpages de Lahijan par les éleveurs mobiles de la région perdurerait (et parfois perdurebon an mal an), s’il n’avait pas à faire avec ce contexte. Ces derniers s’adaptent aux nouvelles frontières, officielles et officieuses, en créant de nouvelles complémentarités territoriales à l’intérieur du district. Sur la zone frontalière, les identités tribales in situ (la confédération Ako, les tribus Mangur, Mamesh, et Nuruddinî) sont restées une composante majeure de cet espace, notamment en raison des liens communautaires transfrontaliers et de nombreux chemins de contrebande (Van Bruinessen 2004 ; Roussel 2013). La zone géographique de la confédération Ako a vu sa centralité s’accentuer,  politiquement et militairement, en raison de la présence du PKK et de sa frontière commune avec la zone contrôlée par le PDK. Il reste pour le pastoralisme et la contrebande un territoire stratégique (cols de Zinu Asterokan et de Zergalî, cols vers l’Iran, pâturages d’estives).

D’autres sites ont vu également leur centralité s’accentuer et changer de nom, comme le Darbend-î-Rania : entre lieu de passage (pont et routes) et de contrôle (deux check points, district et région), mais aussi de mémoire (les deux anciens bacs y sont exposés) et de tourisme (festival, espace de pique-nique).  Le territoire de la tribu Ramkan, qui était affiliée à la confédération Bilbas et qui donnait le nom à la clue il y a cent ans, a en grande partie disparu sous les eaux du lac Dukan, et la ville de Rania est devenue le chef-lieu de la région.

A contrario, le massif de Kurkur Dagh avec ses cols et ses gués, qui semblait être au XIX et XXe un lieu de jonction de routes caravanières et de passages de troupeaux, au cœur d’un territoire politique (celui des Pizhdar) contrôlé par une famille régnante, les Mîrawdelî, est devenu, suite au déclin hégémonique de celle-ci et à l’arrivée des bacs puis du pont, une zone de marge. L’identité de la confédération semble elle aussi avoir été marginalisée.  Les perspectives de recherche vont se concentrer dans les prochaines enquêtes sur les cols du massif de Kewaresh, la plaine de Bingird, mais aussi les districts de Dukan et de Kdran, notamment pour interroger de nouveau le lien entre territoire et tribus, mais aussi leur histoire pastorale récente et actuelle.

Enfin, au-delà de l’aspect territorial, ce sont les processus de création et de disparition d’emblèmes onomastiques, particulièrement ceux de Tcholparast, Babolî et Peshdar que les enquêtes ont révélés. Outre les questions sur les critères et les mécanismes qui ont participé à cette dynamique, c’est l’aspect stéréotypique que nous souhaitons interroger. Nous savons que l’usage de blagues pour stigmatiser tel ou tel groupe, également au sein même des tribus ou des confédérations, est courant dans la société kurde. Ces blagues racontent une histoire commune, et la façon de dire et de représenter l’autre par des stéréotypies. Parfois celles-ci accompagnent un processus de séparation au sein du groupe et créent un nom distinctif. C’est ce que nous nous efforcerons d’étudier dans les prochaines enquêtes de la MAFGS.

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Pour citer ce billet : Michael Thevenin et Jessica Giraud, « Pratiques pastorales au Kurdistan irakien : enquêtes ethnographiques dans la région de Rania », Les Carnets de l’Ifpo (Hypotheses.org), le 13 février 2019. [En  ligne] http://ifpo.hypotheses.org/9039

  • Michael Thevenin : Doctorant en Anthropologie au laboratoire URMIS (CNRS UMR 8245 – IRD UMR 205), Paris 7, boursier AMI à l’Ifpo, antenne d’Erbil, 2016-2017.
  • Jessica GIRAUD : Chercheur indépendant associé à ArScAn-VEPMO UMR 7041 et à l’Ifpo, directrice de la Mission Archéologique française du Gouvernorat de Souleymanieh (Irak), CEO et fondatrice de la société ArCHaïos, Archaeology, Culture and Heritage

[1] « behind the gap, for those looking from the west » (1957 :217)

[2] « the real name of the rank and file of the tribe is Nuruddini » (1957 :217)


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