Quantcast
Channel: Ifpo – Les carnets de l’Ifpo
Viewing all articles
Browse latest Browse all 29

Life skills and awareness sessions (2) : « Répondre à son tour »

0
0

 

Par Véronique Traverso et Hala Kerbage

Les sessions de Life skills and awareness à destination des personnes déplacées et précaires sont des séances offrant une forme de soutien « visant à protéger ou promouvoir le bien-être psychosocial et/ou à prévenir ou traiter un trouble mental » (UNHCR, 2013) (voir « Life skills and awareness sessions (1): le thème de l’hygiène »). Dans ce billet, nous poursuivons notre réflexion sur leur fonctionnement in situ, en nous concentrant sur la façon dont les participantes se positionnent dans cette activité. Nous avons retenu deux séances consacrées à l’hygiène d’une durée d’une heure et demie chacune. Une des deux séances regroupe 17 personnes (14 femmes bénéficiaires, la psychologue, une des formatrices de broderie et l’observatrice) et l’autre 12 personnes (8 femmes bénéficiaires, la psychologue, deux formatrices de broderie et l’observatrice).

Figure 1. La séance de Life skills du 24 janvier 2019 : la psychologue au fond de l’image, les femmes installées autour de la table, une des formatrices est assise sur une table à l’arrière, l’autre formatrice est hors champ (crédit image : Véronique Traverso)

Positionnements dans la séance, procédés et ressources sémiotiques

Si la psychologue se positionne dans les séances comme apportant des savoirs et des principes universels, les « bénéficiaires » (pour reprendre la terminologie des ONG), de leur côté, entérinent ou négocient cette mise en place et travaillent leurs propres positionnements dans l’interaction par différents procédés que nous cherchons à décrire.

Commençons par dire que les séances en elles-mêmes posent un cadre qui attribue aux différentes participantes certaines positions par rapport à l’activité. Celles qui nous intéressent ici sont les positions interactionnelles (relatives, par exemple, à qui distribue la parole, qui introduit le sujet, qui évalue, etc.) dans leur imbrication avec les positions épistémiques (qui sait mieux, qui sait moins). Cette dernière dimension correspond à la répartition qui justifie l’existence des sessions de Life skills and awareness avec, d’un côté, celles qui détiennent et apportent l’information (vraie, scientifiquement prouvée et universelle) et, de l’autre, celles qui n’en disposent pas, ou peu, ou mal, et qui sont en tout cas en nécessité d’être sensibilisées. Le point de vue adopté ici est que ces positionnements instaurés par la situation ne sont pas immuables, mais au contraire sans cesse travaillés par les participantes au cours des séances, confirmés, renforcés ou modifiés, voire remis en question. Ce travail continuel sur les positionnements se réalise par des procédés, parfois très subtils, parfois plus massifs, qui font intervenir les ressources communicatives : ressources liées aux espaces et à l’organisation des corps les uns par rapport aux autres (orientation des regards, postures, gestes) ; au linguistique (lexique, syntaxe), mais aussi aux modes de production de la parole (caractéristiques des voix, intensité, rythme et fluidité de la parole, etc.). Des ressources proprement interactionnelles entrent aussi en jeu, comme reprendre ou non les mots de l’autre, reformuler ses propos, l’interrompre, enchaîner ou non à ses actions langagières (lui répondre ou non, etc.). Dans l’interaction, les participantes organisent ces ressources dans des configurations sémiotiques complexes, des petits « systèmes d’activité situés » (Goodwin, 1997), au sein desquels elles développent collaborativement l’activité et construisent leurs positions, produisant une forme d’organisation sociale située.

Déroulement des séances

Les séances que nous avons observées présentent un déroulement récurrent. Après l’annonce ou le rappel du thème du jour, elles commencent, presque toujours, quelle que soit l’intervenante qui les anime et parfois après un temps de prises de parole désordonnées, par un tour de table, qui est plus ou moins rapidement suivi d’une discussion générale. L’ensemble conduit à la formulation de principes généraux par l’animatrice.

Dans ce billet, nous observons la phase du tour de table. Il ne s’agit pas ici de se présenter (Greco, 2006), mais de répondre de façon organisée à la question de la psychologue, qui est initialement formulée de la façon suivante :

Extrait 1. Life skills_NaDafe2_20190124_08:00
Extrait 1. Life skills_NaDafe2_20190124_08:00
Les auteures remercient Sophie Harfouche pour la transcription des données.

Cette première annonce est suivie du choix de la première locutrice, puis, une fois la personne choisie, la psychologue répète sa demande à son adresse (extrait 2). À partir de là, les participantes répondent chacune à leur tour, en produisant le plus souvent un tour de parole, court, voire très court, comme ci-dessous :

Extrait 2. Life skills_NaDafe1_20190122_2543

Extrait 2. Life skills_NaDafe1_20190122_2543

Les prises de parole se ressemblent non seulement par leur brièveté, mais aussi par leur contenu, qui concerne en général les enfants et la maison. Cette forme de réponse se retrouve dans plus de la moitié des cas (13 prises de parole sur 22 sur les deux séances). Elle peut conduire à une succession de prises de paroles très rapides dans le tour de table, comme ci-dessous :

Extrait 3. 20190122_NaDafe1_20190122_29:52

Extrait 3. 20190122_NaDafe1_20190122_29:52

Malgré les essais de la psychologue qui relance parfois pour obtenir des développements plus consistants, les réponses de ce premier type ne vont guère au-delà de quelques énoncés. Dans ces contributions, les femmes se conforment aux exigences du tour de table, format choisi à la fois pour que chacune ait à parler, et pour éviter les monopolisations de la parole. Les participantes se conforment strictement aux attentes mises en place par la question de la psychologue, aussi bien en termes d’action produite – elles répondent – qu’en termes de contenu. Elles apportent en effet des paroles attendues, des paroles standard qui les engagent peu, souvent même sous forme de liste (comme MA8 ligne 1 ci-dessus). On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser qu’un certain nombre d’entre elles ont déjà suivi, dans une ONG ou une autre, des Life skills sessions sur l’hygiène.

Quelques participantes se distinguent toutefois de ces réponses stéréotypées. Certaines réfèrent, par exemple, à un problème, actuel ou ancien, avec leurs enfants par rapport à l’hygiène ou à l’ordre (2 cas) ou à une forme d’« obsession » (وسواس) de la propreté (2 cas). Une femme évoque de façon plus personnelle ses sensations liées à la propreté (SAH : الواحد لمّا ينضّف نضفاً بيحسّ حاله خفيف مثل الريشة, quand on s’est lavé on se sent léger comme une plume), une autre des principes religieux :

Extrait 4. Life Skills_NaDafe2_20190124_Samar
Extrait 4. Life Skills_NaDafe2_20190124_Samar

Au-delà de leurs différences, toutes ces contributions (19 sur 22) se présentent comme des réponses à la question posée par la psychologue, laissant intacte la mise en place interactionnelle et épistémique initiale de la séance, avec la psychologue dans la position de celle qui pose les questions dans un premier temps, puis qui apportera les (bonnes) réponses et les savoirs dans un deuxième temps, et les autres participantes dans la position interactionnellement complémentaire de celles qui écoutent et sont là pour enrichir leur savoir. La plupart des participantes maintiennent ce positionnement pendant toute la séance. Ceci n’est guère interprétable, ni en termes d’engagement dans l’activité ni en termes d’intérêt porté à l’activité. À partir de là, la dynamique des séances que nous avons enregistrées reste pour une grande part insaisissable. Que font les femmes qui participent minimalement : peut-être attendent-elles que ça passe, peut-être apprécient-elles d’être en groupe et d’échanger, peut-être apprennent-elles quelque chose… (Rappelons que les séances de Life skills ne sont pas un choix, mais qu’elles s’ajoutent automatiquement à la formation à l’artisanat pour laquelle les femmes se sont inscrites à l’association).

Des positionnements différents

Ce fonctionnement donne la tonalité générale des séances, sur laquelle se détachent toutefois, par moments, de petits événements interactionnels. On peut globalement en distinguer trois types.

Le plus récurrent consiste à « apporter un cas », c’est-à-dire à tirer la discussion générale vers un problème personnel. L’équilibre entre collectif et individuel est une des dimensions toujours délicates pour les intervenantes (voir « Life skills and awareness sessions (1): le thème de l’hygiène »). Une des psychologues explique dans un de nos entretiens qu’elle reste toujours vigilante à reprendre les éléments personnels apportés par les femmes sous une forme générale pour éviter d’entrer dans des problématiques trop personnalisées. Une autre laisse davantage d’espace à l’exposé de cas personnels, mais le risque alors encouru est une dispersion de l’attention des femmes du groupe, avec l’engagement dans des activités parallèles (téléphone portable par exemple).

Un deuxième type consiste à « faire celle qui sait », c’est-à-dire à se construire un positionnement épistémique spécifique, en se distanciant du groupe des pairs (voir « Life skills and awareness sessions (3) : « Faire celle qui sait »»).

Un troisième type consiste à remettre en question les fondements de la séance, en soulignant les décalages qui existent entre les préconisations formulées et les problèmes effectivement rencontrés par les femmes (voir « Life skills and awareness sessions (4): l’hygiène, principes et décalages »).

Conventions de transcription

La transcription se réfère à la convention ARAPI (Choueiri L., Dimachki L., Pinon C., Traverso V., 2019, https://ifpo.hypotheses.org/9335). Dans cette série de billets, le choix a été fait de n’utiliser que la ligne en graphie arabe et la traduction. La transcription phonétique n’est parfois utilisée que dans le texte. Dans la traduction, les accolades indiquent des ajouts ou commentaires pour faciliter la lecture ({bla}).

Bibliographie

Goodwin, C. (1997). « The blackness of black ». In Resnick, L. B., Salijo, R., Pontecorvo, C., Burge, B. (dir.), Discourse, Tools and Reasoning. Essays on Situated Cognition, Berlin, Springer, 111-140.

Greco, L. (2006 [2008]). « Identité, contexte et pratiques sociales : l’accomplissement interactionnel d’un tour de table ». Verbum, XXVIII, 2‑3, 153‑174.

Kerbage, H., Traverso, V. (le 3 août 2020). « Life skills et awareness sessions (1) : le thème de l’hygiène », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10643.

Kerbage, H., Traverso, V. (à paraître le 17 août 2020). « Life skills et awareness sessions (3) : « faire celle qui sait » », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10719.

Traverso, V., Kerbage, H. (à paraître le 24 août 2020). « Life skills et awareness sessions (4) : l’hygiène, principes et décalages », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10733.

UNHCR (2013), Santé mentale & soutien psychosocial. Directives opérationnelles pour la programmation des opérations auprès des réfugiés. [en ligne] https://www.unhcr.org/fr/protection/health/52fccfc79/sante-mentale-soutien-psychosocial-directives


Pour citer cet article : Véronique Traverso, Hala Kerbage, « Life skills et awareness sessions (2) : « répondre à son tour » », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10687, le 10 août 2020. [En  ligne sur hypotheses.org]


Hala Kerbage est psychiatre à l’Hôtel-Dieu de France de Beyrouth et chargée d’enseignement à la Faculté de Médecine de l’Université Saint-Joseph. Elle est consultante pour l’Organisation Internationale de la Migration, où elle prend en charge l’évaluation en santé mentale des réfugiés syriens avant leur relocalisation dans un pays tiers. Ses principales thématiques de recherche portent sur la santé mentale dans le contexte de précarité sociale et notamment de migration, à travers une approche participative et une méthodologie qualitative.

Véronique Traverso

Véronique Traverso est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’analyse des interactions. Elle a dirigé plusieurs projets sur la communication entre les soignants et les personnes migrantes dans le domaine de la santé mentale. Elle est en poste à l’Ifpo Beyrouth depuis septembre 2017.


Viewing all articles
Browse latest Browse all 29

Latest Images

Trending Articles





Latest Images