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Life skills and awareness sessions (3) : « Faire celle qui sait »

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Par Hala Kerbage et Véronique Traverso

Ce billet poursuit l’analyse de Life skills and awareness sessions à destination de femmes précaires et de femmes déplacées sur la base d’enregistrements vidéo in vivo (voir « Life skills and awareness sessions (1) et (2) » ). Nous nous intéressons aux procédés utilisés par une des participantes pour se construire un positionnement de personne qui possède les savoirs autour desquels tourne la séance, savoirs dont le supposé manque justifie que des Life skills soient automatiquement ajoutés aux formations artisanales que les femmes viennent suivre dans l’association. La séance étudiée porte sur l’hygiène et dure 1h30. Elle réunit des femmes libanaises précaires et des femmes déplacées de Syrie et d’Iraq (qui se forment à la broderie mécanique, l’aghabâni ou à la broderie manuelle). C’est Gloria, une des femmes libanaises, que nous observons en train de se construire un positionnement épistémique de « sachante ». Elle le fait d’une part en occupant très largement le temps de parole de l’interaction et en recourant volontiers à du vocabulaire du champ de la médecine (بكتيريا, ميكروبات, etc.). D’autre part, elle utilise des procédés discursifs qui lui permettent de se distinguer des autres participantes, ses pairs dans le contexte de l’association (en tant que « bénéficiaires », femmes en formation et femmes qui doivent suivre les séances de Life skills) et en s’affiliant (Stivers, 2008) à la psychologue qui dispense la séance, ainsi qu’à la formatrice qui y assiste. Ce sont ces procédés que nous examinons.

La séance débute par un tour de table (voir « Life skills and awareness sessions (2) : « répondre à son tour » »), à la fin duquel la psychologue demande à Monira, la formatrice du groupe auquel appartient Gloria, si elle souhaite s’exprimer sur l’hygiène. Monira développe alors une longue prise de parole et conclut en énonçant que, même en l’absence d’eau, il est possible de rester propre :

Extrait 1. Life skills_NaDafe1_20190124
Extrait 1. Life skills_NaDafe1_20190124
Les auteures remercient Sophie Harfouche pour la transcription des données.

Gloria enchaîne immédiatement après Monira de la manière suivante :

Extrait 2. Comme dit Madame Monira
Extrait 2. Comme dit Madame Monira

Gloria débute son tour de parole comme s‘il était un développement de la parole précédente (« oui par exemple… »), et en le situant explicitement en continuité avec ce qu’a dit Monira (« comme dit madame Monira », ligne 2). Elle s’affilie ainsi à cette dernière, non sans rappeler son statut, puisqu’elle l’appelle « Madame Monira », plutôt que simplement « Monira ». Sur le plan gestuel, pendant qu’elle parle, elle regarde Monira, mais commence en même temps très vite à orienter son corps vers la psychologue (figure 1), mettant en place un cadre participatif restreint avec ces deux participantes, au sein du groupe. Pendant toute sa prise de parole, elle alterne ainsi les regards vers l’une et l’autre.

Figure 1. Gloria regarde Monira assise sur la table à l’arrière et son corps est orienté vers la psychologue en bout de table (Crédit image : Véronique Traverso).

Ce cadre restreint est confirmé par l’accord de Monira, ligne 4, marqué verbalement et gestuellement, comme on le voit sur la figure 2.

Figure 2. Echange de regards entre Gloria et Monira, pendant que Monira lève les mains en soulignant son accord avec les propos de Gloria (Crédit image : Véronique Traverso)

Un autre des procédés utilisés par Gloria pour construire son statut épistémique différent est de multiplier les insertions en français et en anglais dans son tour de parole. Elle se distingue ainsi clairement de la psychologue (ainsi que d’autres intervenantes de Life skills que nous avons enregistrées) qui, bien que francophone et anglophone, n’utilise jamais (sauf pour « please » et « okay ») cette manière de parler parsemée de mots étrangers dans les séances. Gloria, au contraire, insère des mots isolés dont beaucoup, comme « piquant » ou « supposons », ne sont pas très fréquents. Cette pratique des insertions continuelles de mots en français et en anglais est considérée comme caractéristique des manières de parler libanaises. C’est certainement une pratique libanaise par opposition aux manières de parler syriennes. Dans le groupe de femmes réunies, il y a une opposition très claire sur ce point entre celles qui parlent français et anglais (la psychologue, l’observatrice et une autre femme du groupe, qui s’exprime très peu). À partir de là, produire un discours émaillé de mots en langues étrangères distingue automatiquement la locutrice comme quelqu’un qui a des compétences non partagées, quelqu’un que l’on pourrait qualifier de « plus libanais ». Elle se détache ainsi du groupe de pairs. Dans le même temps qu’elle s’affilie avec la formatrice (puisqu’elle est sur la même ligne qu’elle dans le contenu de ses propos, comme elle le dit), elle s’en distingue toutefois par cette caractéristique linguistique de son discours.

Un autre procédé utilisé par Gloria pour construire sa position épistémique est une forme particulière de « réparation » des propos de l’autre (otherrepair, Kitsinger, 2012). Dans l’extrait ci-dessous, Gloria parle d’un membre de sa famille qui a consulté un médecin parce qu’il transpire beaucoup. Son emploi du mot « talc » provoque le petit échange suivant :

Extrait 3. Bōdra ou pūdra… bass ṭobijje

Après l’emploi du mot « talc » par Gloria, ligne 7, Monira, la formatrice, propose une reformulation en arabe « jaʕni lbōdra ». Elle ne prend vraiment pas la parole, mais glisse cette contribution, en chevauchement sur la parole de Gloria, comme une information additionnelle (qu’elle laisse en arrière-plan). Cependant, à la fin de son tour de parole (7), Gloria enchaîne sur cet ajout. Elle commence par acquiescer « ʔē pūdra » (9). On note toutefois que, dans sa répétition du mot « poudre » en arabe, elle ne reproduit pas la prononciation utilisée par Monira [elbōdra] mais la transforme en [pūdra], prononciation plus « étrangère ». Dans la suite du tour, elle effectue une réparation, corrigeant l’équivalence proposée en spécifiant « bass ṭobijje », le talc devenant une poudre médicale, et non « lbōdra » dont a parlé Monira.

Le dernier extrait que nous examinons montre comment Gloria parvient à entraîner localement la psychologue dans un échange à base de français qui, de fait, exclut une partie du groupe de la compréhension de l’échange. Il fait suite à une question de la psychologue sur l’âge auquel les enfants doivent apprendre à se laver seuls :

Extrait 4. À six ans
Extrait 4. À six ans

À la ligne 4, Gloria produit un enchaînement immédiat (marqué par le signe=), qui lui assure le tour. Sa réponse est intéressante à la fois par sa construction « ʔana baʕrfo » – elle ne se contente pas de donner un âge en réponse, elle l’introduit comme un savoir –, et par le fait que la réponse, donc l’âge, est dite en français. La psychologue accuse réception de la réponse, en la répétant « six ans », puis ajoute une demande de précision, pendant que Gloria, ligne 6, confirme. L’échange se prolonge encore un moment (non reproduit). Par cet échange, Gloria parvient à construire une communication avec la psychologue dont les autres membres ne comprennent que partiellement le contenu. Elle se distingue ainsi du groupe de pairs, et se distancie également de la formatrice, instaurant une communication duelle avec la psychologue. Cela cesse lorsqu’une autre participante intervient en proposant l’âge de 5 ans (« xamse ») et que la psychologue acquiesce et enchaîne.

Au-delà du cas particulier de Gloria, ce qui se passe ici montre que les positionnements des participantes se configurent au cours de l’activité, souvent par des procédés de granularité très fine.

Conventions de transcription

La transcription se réfère à la convention ARAPI (Choueiri L., Dimachki L., Pinon C., Traverso V., 2019, https://ifpo.hypotheses.org/9335). Dans cette série de billets, le choix a été fait de n’utiliser que la ligne en graphie arabe et la traduction. La transcription phonétique n’est parfois utilisée que dans le texte. Dans la traduction, les accolades indiquent des ajouts ou commentaires pour faciliter la lecture ({bla}) et les guillemets une traduction littérale “mon frère”.

Bibliographie

Kerbage, H., Traverso, V. (le 03 août 2020). « Life skills et awareness sessions (1) : le thème de l’hygiène », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10643.

Kitzinger, C. (2012). « Repair ». In Sidnell, J., & Stivers, T. (dir.), The Handbook of Conversation Analysis, Oxford, Wiley-Blackwell, 229‑256.

Stivers, T. (2008). « Stance, Alignment, and Affiliation During Storytelling: When Nodding Is a Token of Affiliation ». Research on Language & Social Interaction, 41:1, 31‑57. [en ligne] https://www.researchgate.net/publication/237416816_Stance_Alignment_and_Affiliation_During_Storytelling_When_Nodding_Is_a_Token_of_Affiliation

Traverso, V., Kerbage, H. (le 10 août 2020). « Life skills et awareness sessions (2) : « répondre à son tour » », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10687.


Pour citer cet article : Hala Kerbage, Véronique Traverso, « Life skills et awareness sessions (3) : « faire celle qui sait », Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/10719, le 17 août 2020. [En  ligne sur hypotheses.org]


Hala Kerbage est psychiatre à l’Hôtel-Dieu de France de Beyrouth et chargée d’enseignement à la Faculté de Médecine de l’Université Saint-Joseph. Elle est consultante pour l’Organisation Internationale de la Migration, où elle prend en charge l’évaluation en santé mentale des réfugiés syriens avant leur relocalisation dans un pays tiers. Ses principales thématiques de recherche portent sur la santé mentale dans le contexte de précarité sociale et notamment de migration, à travers une approche participative et une méthodologie qualitative.

Véronique Traverso

Véronique Traverso est directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’analyse des interactions. Elle a dirigé plusieurs projets sur la communication entre les soignants et les personnes migrantes dans le domaine de la santé mentale. Elle est en poste à l’Ifpo Beyrouth depuis septembre 2017.


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