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La loi sur les « anciens loyers » : frein ou accélérateur de la gentrification à Beyrouth ?

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English translation (The “Old Rent” Law in Beirut: an Incentive or Disincentive for Gentrification?, Oct, 19, 2012)

À Beyrouth, la loi sur les anciens loyers, ses conséquences et la manière de la faire évoluer, sont toujours sujets à débat. Celui-ci a repris de la vigueur depuis le drame du quartier de Fassouh le 15 janvier 2012, lorsque, faute d’entretien suffisant, un immeuble s’est effondré dans la région d’Achrafieh, entraînant la mort de 27 personnes. Au-delà des conflits entre propriétaires et locataires, cet enjeu du blocage d’une partie des loyers pose une question : celle de la maîtrise du processus actuel de renouvellement urbain et de la place des populations défavorisées dans une ville qui, en parallèle à sa reconstruction, fait face à un mouvement croissant de gentrification. Comment comprendre et interpréter ce blocage des loyers : représente-t-il un frein à la gentrification en donnant la possibilité à des ménages modestes de garder leur logement en zone (péri)centrale ou favorise-t-il un renouvellement rapide de l’environnement bâti ?

Hérités d’une première loi promulguée à la fin de la seconde guerre mondiale, les décrets-lois n° 159 et 160 – dits des « anciens loyers » – ont vu le jour en juillet 1992 à la fin de la guerre civile. Ils gèlent pour ainsi dire les contrats de location signés avant cette date, qui ne tiennent donc compte ni de l’inflation, ni de l’évolution des prix du marché, ni de l’effondrement de la Livre libanaise au cours des années de guerre et plus intensément entre septembre 1983 et 1987. Toutefois, ils tiennent compte d’une éventuelle revalorisation des grilles des salaires. Dans le même temps, la loi libéralise les contrats signés après cette date et autorise une révision du loyer tous les trois ans. Outre la possibilité de transmettre le droit d’occupation aux autres membres de la famille, la législation stipule que les anciens contrats ne peuvent être rompus que dans deux cas de figure : la destruction du bâtiment ou l’utilisation du bien par le propriétaire ou un membre de sa famille. Toute rupture des dits contrats entraîne alors une indemnisation des locataires oscillant entre 25 et 50 % du prix du bien, sur décision d’un juge après une longue procédure.

L’une des interrogations majeures est le nombre de ménages bénéficiant au Liban de ce régime privilégié. Aucun chiffre officiel n’existe et les estimations varient du simple au triple, allant de plus de 58 000 contrats pour le magazine Executive, à plus de 170 000 pour le Comité pour les « Droits des locataires » (Cochrane 2012). En l’absence de chiffrage précis, il semble néanmoins que les ménages bénéficiaires se comptent par dizaines de milliers, alors qu’ils ne seraient pas toujours en difficulté économique, loin de là. De plus, l’État libanais lui-même profiterait de cette loi pour la location de plusieurs bâtiments ministériels.

Les « anciens loyers », rempart ou menace pour la mixité sociale ?

À Beyrouth, la gentrification consiste en un processus de démolition-reconstruction, touchant villas et petits immeubles anciens, qui modifie en profondeur l’environnement bâti et les équilibres sociaux. Or, pour certains, les décrets-lois n° 159 et 160 représenteraient un rempart face à l’approche industrielle du renouvellement urbain en raison de la difficulté de faire partir les locataires qui, dès réception d’un préavis, peuvent faire traîner les procédures d’expulsion pendant des années en multipliant les recours judiciaires ou en jouant de leurs réseaux politico-communautaires. Ce dispositif maintiendrait donc une forme complexe de régulation sociale et territoriale en garantissant à un nombre substantiel de ménages (pauvres comme riches) de payer des loyers modestes dans des zones centrales.

D’autres observateurs voient en la législation un accélérateur du renouvellement du parc de logement. Si la plupart des propriétaires ont rentabilisé leur investissement initial, ce type de placement immobilier se révèle aujourd’hui très peu rentable du fait du décalage entre faiblesse des revenus locatifs et coûts d’entretien importants, outre le manque à gagner dû à la non-utilisation de l’intégralité des droits à construire des parcelles concernées. Économiquement, aucun propriétaire n’a donc intérêt à garder ses biens-fonds sous le régime des anciens loyers.

Cette faiblesse de la rentabilité locative conduit à la détérioration du parc bâti par manque d’entretien. À titre d’exemple, les dix appartements qui bénéficiaient du régime des anciens loyers dans l’immeuble effondré de Fassouh ne rapportaient en tout que 160 $ mensuels au propriétaire. Un tel déficit encourage souvent les propriétaires à vendre leurs biens à des promoteurs en quête de droits à construire ou à développer leur propre projet immobilier dans des secteurs connaissant une pression foncière et immobilière significative (ex : Gemmayze, Hamra, etc.). En effet, les coefficients d’exploitation utilisés dans ces quartiers restent généralement inférieurs à ceux légalement autorisés par le schéma directeur de 1954, qui continue d’attribuer aux zones centrales et péricentrales les densités les plus importantes. En parallèle, une nouvelle loi sur la construction, en 2004, a nourri cette pression avec l’introduction d’un nouveau mode de calcul des surfaces constructibles particulièrement favorable aux promoteurs. S’ils sont parfois fortement attachés à des bâtisses familiales, détenues depuis plusieurs générations, de nombreux propriétaires vendraient alors leur bien « par désespoir », participant ainsi à la destruction progressive du patrimoine beyrouthin. Pour l’économiste Assar Lindbeck (1972, p. 39), le contrôle des loyers serait ainsi, dans de nombreux cas, « la technique la mieux connue pour détruire le plus efficacement possible une ville, à part les bombardements. »

Un bâtiment ancien accueillant typiquement des appartements sous le régime des anciens loyers (© B. Marot, 2012).

Un bâtiment ancien du quartier Clémenceau accueillant typiquement des appartements sous le régime des anciens loyers (© B. Marot, 2012).

L’accès au logement des classes moyennes et populaires

La question du maintien ou de l’évolution de la législation sur les « anciens loyers » rejoint une problématique intimement liée à la gentrification de la métropole beyrouthine depuis la fin de la guerre civile : l’accès au logement des classes populaires et moyennes à l’intérieur de Beyrouth Municipe. Il existe un décalage structurel, qualitatif et quantitatif, entre une offre limitée et une demande soutenue de logements abordables, tant dans le parc existant que dans les projets immobiliers récents. Autrement dit, l’offre de logements abordables est insuffisante et les logements récents — souvent destinés aux élites ou aux classes moyennes supérieures — rentrent rarement dans cette catégorie. Construits en lieu et place de bâtiments dont les appartements bénéficiaient du régime des anciens loyers, de nombreux projets immobiliers de standing sont de nature spéculative, les logements neufs étant vendus mais peu habités et rarement loués. Depuis les années 1990, dans le sillage de Solidere, les acteurs du marché immobilier proposent de manière récurrente une offre déconnectée des caractéristiques de la demande locale.

Cette pénurie a contribué au renchérissement du marché locatif non soumis au régime des anciens loyers. Dans cette perspective, une suppression rapide des décrets-lois 159 et 160 – synonyme de libéralisation de l’ensemble du parc locatif – confronterait de nombreux ménages à un marché devenu inaccessible pour eux. Un mouvement d’évictions massives de populations vers les périphéries serait donc à craindre, aggravant encore davantage les inégalités sociales et territoriales entre une ville-centre gentrifiée et des périphéries faisant face à un afflux de familles paupérisées. Le processus serait alors loin d’être anodin dans une société au tissu socio-communautaire encore très conflictuel.

Quels aménagements possibles pour les décrets-lois 159 et 160 ?

Face à cette situation particulièrement complexe, toute solution équitable ne pourra faire l’économie d’un compromis conjuguant la revalorisation du capital des propriétaires à une solution durable assurant des conditions de vie descentes aux locataires et le maintien de la mixité sociale dans les quartiers centraux de Beyrouth. Pour ses conséquences sociales plus qu’incertaines, la modification de la législation sur les « anciens loyers » est un sujet sensible pour la classe politique, surtout à l’approche des élections législatives attendues pour la fin du printemps 2013. Compte tenu de l’instabilité politique chronique du Liban, toute réforme viable ne sera possible que sous l’impulsion d’un gouvernement fort, à la fois capable de gérer la pression du lobby des propriétaires et des promoteurs immobiliers et de fournir des réponses concrètes aux craintes des bénéficiaires actuels.

Alors qu’un projet de réforme était une nouvelle fois bloqué au Parlement depuis 2006, le drame de Fassouh a relancé la polémique avec la création d’un groupe de travail dirigé par le député Robert Ghanem. Des indiscrétions parues dans la presse ces derniers mois évoquent un projet de libéralisation de l’ensemble des loyers, échelonnée sur une période de six ans, se traduisant par un rattrapage des loyers de l’ordre de 15 % par an les quatre premières années puis de 20 % par an pour les deux dernières. Un fonds gouvernemental spécifique serait créé, pour une période de neuf ans, afin d’aider les familles les plus vulnérables à assumer cette hausse, dans l’attente de la construction de logements sociaux. On peut s’interroger sur la manière dont serait alimenté ce fonds et sur la capacité de l’État à se lancer dans la construction de logements abordables, à l’heure où il est plus endetté que jamais. En parallèle, des propositions alternatives sont formulées : par exemple, la suppression de la transmission du bail au sein d’une même famille pourrait permettre la mutation progressive du statut des appartements bénéficiant des décrets-lois 159 et 160, tout en assurant une modification « en douceur » du parcours résidentiel des jeunes ménages modestes et de classe moyenne. Encore faudrait-il qu’une offre alternative et abordable soit disponible.

Comme le soulignait récemment L’Orient le Jour (Andraos, 2012), ce sujet sensible devra être traité dans tous les cas avec doigté pour éviter de devenir le catalyseur d’une crise sociale latente au Liban, à l’heure des révoltes du « printemps arabe ».

Références

  • Andraos, R., 2012 : « Le nouveau projet de loi sur les loyers, détonateur de la crise sociale ? », L’Orient Le Jour, 5 avril 2012. [En ligne] http://goo.gl/QLCj0
  • Cochrane, P., 2012 : « Turning Tragedy to Transformation », Executive Magazine, 3 mai 2012. [En ligne] http://goo.gl/hy5th
  • Lindbeck, A., 1972 : The Political Economy of the New Left, New York, Harper and Row.
Pour citer ce billet : Bruno Marot, « La loi sur les “anciens loyers” : frein ou accélérateur de la gentrification à Beyrouth ? », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypothèses.org), 28 septembre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4266

Bruno Marot est doctorant à McGill University (Montréal, Canada) et chercheur associé à Sciences Po Paris (programme « Ville et Territoire »). Ses travaux portent sur les politiques de reconstruction dans les villes en situation de conflit et de post-conflit.


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