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La Palestine en réseaux : une approche en cours de redéfinition

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Gare routière de Jericho (Photo V. Bontemps)

Gare routière de Jericho (Photo V. Bontemps)

Dans le prolongement des rencontres du programme de recherche « Dynamiques palestiniennes contemporaines » organisées par l’Ifpo depuis début 2011 en Jordanie et en Palestine, les chercheurs du département d’études contemporaines ont participé à Amman le 16 septembre 2012 à la première réunion du séminaire thématique : « La Palestine en réseaux : du concept à l’étude de cas ». Cette rencontre scientifique interdisciplinaire a rassemblé une quinzaine de chercheurs palestiniens, jordaniens et français autour de deux communications suivies de discussions. L’ambition de cette première séance était d’amorcer une série de rencontres trimestrielles ayant lieu sur les différents sites de l’Ifpo mais aussi de fixer un cadre théorique aux échanges scientifiques ainsi qu’un horizon éditorial.

Le séminaire s’est donné pour objectif principal d’interroger, à partir d’études de cas palestiniennes, le fonctionnement des réseaux tant à l’échelle locale que transnationale. Il s’agissait aussi de questionner la pertinence de ce concept dans un contexte marqué par la persistance de l’occupation israélienne, la dispersion des populations, la diversité des statuts juridiques, la centralité des logiques sécuritaires et de contrôle par les États dans la région, mais également par les transformations de l’environnement régional liées aux processus révolutionnaires en cours dans le monde arabe. Réseaux économiques, familiaux, virtuels ou religieux, ils constituent une ressource pour se mobiliser, se jouer de contraintes spatiales, administratives ou temporelles ou encore pour acquérir des richesses. Le format du séminaire offre la possibilité aux chercheurs de présenter et de débattre des travaux de façon approfondie. L’étude de cas présentée à Amman ainsi que celles qui seront proposées à l’avenir analysent les transformations, la permanence, la construction, la reproduction mais également le délitement de réseaux informels ou institués mettant en relation des individus, groupes sociaux rassemblés autour de caractéristiques, d’objectifs ou de pratiques communes. La thématique transversale du réseau offre enfin la possibilité de multiplier les entrées, et notamment d’intégrer tant les études sur la société palestinienne dite aujourd’hui « de l’intérieur » (Cisjordanie et Gaza) et d’Israël que les objets liés à l’étude des réfugiés ou de la diaspora. Par ce biais, elle permet de lier ou de confronter des objets qui au fil des années ont eu tendance à se développer en sous-champs disciplinaires distincts (l’étude des « camps » d’un côté, de l’autre l’analyse du « state-building » depuis les accords d’Oslo) et donc à souvent s’ignorer. La capacité du séminaire à prendre en compte la diversité de la Palestine en réseaux constitue ainsi une valeur ajoutée non-négligeable, tout particulièrement à l’Ifpo où l’éclatement géographique dans cinq pays impose de chercher, de façon parfois volontariste, à rapprocher les objets d’étude et à développer une approche comparatiste.

Afin d’offrir aux participants quelques éléments de définition et de favoriser l’ancrage théorique des discussions, L. Bonnefoy et X. Guignard ont débuté la journée du séminaire en présentant une communication intitulée « La notion de réseau en sciences sociales ». Ils ont abordé l’histoire du concept de « réseau », revenant sur l’enjeu de définition qui l’entoure pour se distinguer du sens commun et d’une approche parfois économiciste qui gomme toute relation de pouvoir et présuppose une organisation horizontale de la société (Granovetter, 1973). À partir d’une littérature spécifique qui s’est développée depuis une trentaine d’années tant en Amérique du Nord qu’en Europe (Keck et Sikkink 1998 ; Colonomos 2000 ; Putnam, 2001 ; Mercklé 2004 ; Lazega 2007), L. Bonnefoy et X. Guignard se sont également penchés sur l’opérabilité du concept et sur sa portée, s’intéressant à la compatibilité de cet outil avec les approches plus classiques des sciences sociales, que sont le structuralisme et les théories de l’acteur rationnel. L’outil réseau n’a en aucune manière vocation à fonder une théorie distincte mais peut se conjuguer avec les approches classiques, voire les renforcer (Fischer 1982). Dans chaque champ disciplinaire, il possède une valeur ajoutée analytique permettant aux politistes d’échapper à l’obsession de l’État, aux anthropologues de dépasser (ou reformuler) la question des héritages identitaires et aux sociologues de compléter une approche qui se fonde sur les déterminismes de classe. L’intérêt de l’outil « réseau » repose sur son approche interactionniste : c’est à travers l’étude des relations au sein d’un groupe donné que le chercheur peut tester les hypothèses de domination, de passage des informations, la pertinence des groupes sociaux hérités ou construits pour appréhender le comportement des acteurs. La notion de réseau permet ainsi de renouveler les intérêts propres à chaque discipline en mettant en valeur l’ « informalité des mécanismes », et les multiples positionnements des individus au sein des plusieurs réseaux.

Théorisée dans une partie de la littérature (fondant l’approche dite « structurale » (Degenne et Forsé 2004) en tant que méthode quantitative exhaustive sur un groupe de relations étudié, le concept se donne à voir à travers une production cartographique spécifique, souvent créée à l’aide de logiciels spécialisés. De toute évidence, cette production n’est pas auto-suffisante (Lemercier 2005) et ne doit pas conduire à la naturalisation des échanges observés. Le piège de la « société en réseaux » (Castells 2001) serait de ne plus distinguer les inégalités d’accès ou d’emplois des ressources, et de produire une image faussée d’une société égalitaire, motivée par des intérêts communs, selon le vocabulaire managérial. L’intégration de cette cartographie des réseaux dans le travail préparatoire d’une enquête de terrain peut toutefois se révéler particulièrement éclairante, poussant le chercheur à s’intéresser à la diversité comme à la complexité des relations entre les acteurs étudiés.

L. Bonnefoy et X. Guignard ont achevé leur présentation en offrant quelques pistes de recherches au sein de l’aire moyen-orientale, appelant chacun, d’une part, à veiller à se départir de tout biais culturaliste, mais aussi, d’autre part, à ne pas s’engager dans une démarche d’inspiration sécuritaire visant simplement à cartographier les « réseaux de la terreur » sans effort de contextualisation.

Pont Allenby, frontière ente entre la Cisjordanie occupée et la Jordanie

Pont Allenby, frontière entre entre la Cisjordanie occupée et la Jordanie (Photo V. Bontemps)

Au cours des travaux, V. Bontemps a présenté une communication intitulée « Mobilités et réseaux familiaux entre Cisjordanie et Jordanie ». Son exposé a permis un rappel historique des échanges transfrontaliers et des multiples statuts légaux qui encadrent la situation des Palestiniens en Jordanie et en Cisjordanie. Son enquête ethnographique du « passage du Pont (Allenby) » sur le Jourdain révèle combien cette expérience, liée à la diversité des statuts de chacun (incarnée par des documents d’identité différents, en particulier la « carte de statistiques du pont ») produit des pratiques transnationales et fonde de nombreuses inégalités. À travers l’exemple d’une famille établie entre la Jordanie, la Cisjordanie et au delà (Arabe Saoudite, Qatar, États-Unis), elle a ensuite offert une lecture critique de la notion de « famille transnationale » (Le Gall 2005). Cette notion, développée au cours des années 1990, permet d’insister sur les ressources nées de la dispersion mais se fonde sur une approche discutable, car sans doute trop systématique et irréversible, des liens familiaux (Joseph 2009). A contrario, la prise en compte dans l’analyse des rivalités, des désaccords, de la non-réciprocité, de la rupture de liens, et des inégalités au sein des « familles transnationales » est riche en potentialités et s’accommode de l’approche par le réseau, soulignant la complexité des interactions et incorporant non seulement la dimension individuelle (et parfois volontariste de maintien des liens) mais aussi la capacité des acteurs à être multipositionnés.

Cartes de statistiques des ponts (bitaqât ihsa'ât al-jusûr)

Cartes de statistiques des ponts (bitaqât ihsa'ât al-jusûr), jaunes et vertes

Cartes de statistiques des ponts (bitaqât ihsa’ât al-jusûr), jaunes et vertes, documents requis par l’administration jordanienne pour les Palestiniens, afin de passer le pont Allenby.

Les deux communications ont donné lieu tout au long de la journée à des discussions animées et ont été mises en regard des objets de recherche de plusieurs participants mais aussi de leurs expériences personnelles, renforçant alors la perception de la complexité des « réseaux palestiniens ». Cette réflexion collective sur les réseaux palestiniens se poursuivra le 3 décembre 2012 par une nouvelle rencontre. Au cours de celle-ci, Raed Bader analysera le développement de réseaux spécifiques à la population palestinienne identifiée comme noire, Abaher al-Saqqa, communiquera sur ses recherches sur la contestation du printemps 2011 en Palestine et enfin Nicolas Dot-Pouillard présentera ses travaux sur les réseaux militants transnationaux liés à la question palestinienne depuis les années 1970.

Bibliographie indicative

  • Castells M., 2001, La société en réseaux, Paris, Fayard, 2001.
  • Coenen-Huther J., 1993, « Analyse de réseaux et sociologie générale », Flux 9/13-14, p. 33-40.
    [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flux_1154-2721_1993_num_9_13_962
    DOI : 10.3406/flux.1993.962
  • Colomos A. (dir.), 2000, Sociologie des réseaux transnationaux, Paris, Karthala.
  • Degenne A. et Forsé M., 2004, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2004 (2e éd.).
  • Duriez H., 2004, « Modèles d’engagement et logiques de structuration des réseaux locaux de la gauche mouvementiste à Lille », Politix 17/68, p. 165-199. [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_2004_num_17_68_1642
    DOI : 10.3406/polix.2004.1642
  • Fischer C., 1982, To Dwell among Friends. Personal Networks in Town and City, Chicago, Chicago University Press.
  • Granovetter M., 1973, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology 78-6, p. 1360-1380. [En ligne] http://www.jstor.org/stable/2776392 (accès réservé)
  • Grossetti M. et Bes M-P., 2003, « Dynamiques des réseaux et des cercles. Encastrements et découplages », Revue d’économie industrielle 103, p. 43-58. [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rei_0154-3229_2003_num_103_1_3107
    DOI : 10.3406/rei.2003.3107
  • Joseph S., 2009, « Geographies of Lebanese Families: Women as Transnationals and Men as Nationals, and Other Problems with Transnationalism », Journal of Middle East Women’s Studies 5/3, p. 120-144. [En ligne]
    http://www.jstor.org/stable/10.2979/MEW.2009.5.3.120 (accès réservé)
    DOI: 10.2979/MEW.2009.5.3.120
  • Keck M. et Sikkink K., 1998, Activists Beyond Borders: Advocacy Networks in International Politics, Londres, Cornell University Press.
  • Lazega E., 2007, Réseaux sociaux et structures relationnelles, Paris, Presses universitaires de France.
  • Le Gall, J., 2005, « Familles transnationales : Bilan des recherches et nouvelles perspectives », Cahiers du GRES (Diversité urbaine) 5/1, p. 29-42. [En ligne] http://id.erudit.org/iderudit/010878ar DOI : 10.7202/010878ar
  • Lemercier, C., 2005, « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine 52/2, p. 88-112. [En ligne] http://ww.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2005-2-page-88.htm
  • Mercklé P., 2004, La sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte.
  • Putnam R., 2001, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster.
  • Rosenthal N. et al., 1985, « Social Movements and Network Analysis: A Case Study of Nineteenth- Century Women’s Reform in New York State », American Journal of Sociology 90/5, p. 1022-1054. [En ligne] http://www.jstor.org/stable/2780088 (accès réservé)

Pour citer ce billet : Véronique Bontemps, Laurent Bonnefoy et Xavier Guignard, « La Palestine en réseaux : une approche en cours de redéfinition », Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient (Hypotheses.org), 2 octobre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4282


Véronique Bontemps est post-doctorante en anthropologie à l’Unité de Recherches Migrations et Société (Urmis), UMR 205, Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et chercheure associée à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo), Amman, Jordanie.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/veronique-bontemps

Laurent Bonnefoy est politologue, responsable de l’antenne Ifpo dans les Territoires palestiniens.

Page personnelle : http://www.ifporient.org/laurent-bonnefoy

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Xavier Guignard est doctorant en sciences politiques, bénéficiaire d’une aide à la mobilité internationale du Ministère des affaires étrangères à l’Ifpo Territoires palestiniens).

Page personnelle : http://www.ifporient.org/xavier-guignard



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